Partir

Marseille, un matin du printemps 2020. Les cris déchirants de mes voisins, échos de leur démence confinée, m’avaient arraché à la nuit bien avant les premières lueurs. J’avais trouvé refuge à proximité de la plage des Catalans, où je contemplais le lever du soleil, dissimulé de toute intrusion policière ou virologique par un amas de rochers. D’ordinaire, l’aube signifiait la fin du calme et le début des emmerdements. Mais en ce jour prometteur, lumière et silence régnaient de concert. La pandémie avait du bon.

À quelques pas, un chat noir achevait de se repaître des restes d’un poisson sans se soucier de moi. Quelques étirements et trois léchouilles plus tard, le sauvage félin adoptait une posture de sphinx du haut de son rocher, les yeux plissés face à la mer, le museau tendu au vent, comme paré à fendre les vagues. Je ne sais pour quelle raison, j’eus alors la conviction qu’il m’indiquait une direction. D’après la boussole de mon téléphone, le chat pointait vers Tanger.

* * *

Fin octobre, la fine équipe de bras cassés qui gouvernait le pays avait mis toutes les chances de son côté pour nous garantir un hiver long et pénible, enfermés du début à la fin. Lors du premier confinement, j’avais observé les murs de mon appartement se rapprocher de moi, chaque jour plus hostiles, défiant ainsi les lois de la physique. Je m’étais également préparé à prodiguer les premiers secours à celui des deux voisins qui n’aurait pas le dernier mot au cours d’une énième séance de dialogue conjugal. Dans un pays tiraillé par des tensions proches de la haine, Marseille s’était trouvée un gourou en la personne d’un faussaire aux allures de druide. La population de la ville, si fière dès qu’il s’agit de se démarquer, n’était pas loin de rendre un culte à son nouveau messie. L’air m’était devenu irrespirable, je ne supportais plus rien de cet étouffoir. Il n’était pas question de vivre une deuxième saison d’hystérie collective à me dissoudre dans le temps, confiné sans fin dans ma cellule.

Je profitais des dernières heures de liberté pour me promener en bord de mer, persuadé qu’une belle idée de fuite pourrait naître d’une bonne marche. Mais je revins bredouille, proche de l’épuisement physique et mental, avec pour unique pensée de boire un jerrican d’eau fraîche. Je jetai mon dévolu sur un rade d’apparence minable, tenu par un chibani d’une autre époque, où de rares clients s’enfilaient des litres de pastis dans l’attente des mots de notre auguste président.

Collés sur les murs du bistrot, entre de nombreuses mouches éclatées, les pages de journaux sans âge me toisaient. Sur l’une d’elles, au papier jauni par le temps et des millions de clopes, un article vendait les charmes de Tanger, ville internationale, où, c’était écrit noir sur blanc, il était aisé de se délecter des plaisirs de la vie. « Chaque jour passé de ce côté-ci de l’Atlantique était un jour de plus hors de prison » prétendait Paul Bowles.

C’est alors que l’image du chat des Catalans me revint à la gueule. Grisé par ce souvenir, je poursuivais ma lecture. « Dream city », « loin de l’hystérie de la guerre froide », « interzone » et, au détour d’un paragraphe, comme une claque, des mots de Kessel : « J’ai beaucoup voyagé, mais mes pas avaient besoin d’un lieu pour m’y poser, écrire, je n’ai pas rêvé meilleure place que le Grand Socco pour y laisser une part de moi-même. » Comme Didier Raoult pour le premier gogol de la cité phocéenne, Joseph Kessel représentait pour moi une divinité nimbée d’une lumineuse aura.

Foutre le camp me travaillait depuis des années. Peut-être même depuis plusieurs vies. Partir. Six lettres seulement et l’infini pour horizon. Partir pour ne plus survivre. Partir pour commencer à vivre. Et là, de l’autre côté de la mer, sur une côte à peine effleurée, d’autres âmes se mouvaient dans un ailleurs incertain. D’autres odeurs, d’autres goûts, d’autres visages. D’autres qui vivaient leur vie dans une cité où, au fil du temps, s’était échouée une multitude d’artistes, musiciens, saltimbanques, poètes, écrivains, pédérastes, toute cette lie de l’humanité qui faisait frémir la petite bourgeoisie provençale, mais avec qui j’aimais partager mon temps à défaire et à refaire le monde

Et ce félin qui, six mois plus tôt, me donnait un cap. Par l’entremise d’un chat noir, les astres s’étaient alignés de Marseille à Tanger. Nul besoin de lui ouvrir les entrailles pour savoir que les augures m’étaient favorables. Que ne savent pas les chats ? Qui doute encore de leur science ? Depuis des siècles, ils sont les témoins discrets de l’avènement et de la chute des empires.

Deux coups de fils à passer, deux appels fantasmés depuis des lustres. Le premier à mon employeur, le second au propriétaire des murs étroits et menaçants qui bornaient ma vie. J’avais un peu de pognon. Pas grand chose, mais de quoi tenir quelques mois. Deux courriers en recommandé et c’était la liberté : « Salut, c’est Jack. Par la présente, j’ai l’honneur de vous informer que je me casse. Je vous prie de recevoir l’expression de mes sentiments libérés. » Mon destin était scellé. Dans quelques jours ou semaines, je naviguerais vers un ailleurs. De surcroît, un ailleurs non confiné.

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En cette journée de janvier 2021, le soleil avait suffisamment brillé pour rôtir les deux bruyants Anglais qui occupaient la piaule voisine de la mienne. Depuis les hauteurs de Bab al Bahr, j’observais le franchissement du détroit de Gibraltar par toutes sortes d’embarcations. Un spectacle autrement plus réjouissant que le fameux « chassé-croisé des juillettistes et des aoûtiens » qui faisait chaque été les gros titres à Marseille.

Faire de l’ailleurs un chez-moi était désormais mon seul projet. Et comme on ne rencontre pas un pays sans en découvrir sa littérature, je m’étais procuré les œuvres poétiques complètes d’Abdellatif Laâbi et de quoi prendre des notes à la librairie des Colonnes. Que dire d’un voyage dont on ne rapporte rien ?

Page blanche et café noir. Ma montre affichait dix-sept heures, me confirmant qu’il était trop tard pour un kawa. Qu’importe, la soirée n’en serait que plus intéressante. Peut-être même aurais-je le privilège de bavarder toute la nuit avec mes deux voisins de chambres si un coma éthylique n’avait pas raison de leur faconde. Who knows ?

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« Je n’attends rien de la vie.
Je vais à sa rencontre.
 »

(Abdellatif Laâbi)

Tanger, avril 2024

Récit : Jack Alanda
Illustration : Juliette Loubes

Publié par Jack Alanda

Grand voyageur et petit reporteur, auteur présumé, docteur ès novlangue.

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